Cependant, précisons tout de suite qu’il ne s’agit pas d’une prédiction. Dans sa préface de la seconde édition de cet ouvrage, Schumpeter se défend de tout défaitisme : il présente un constat à un moment donné. Les populations peuvent réagir à ce constat. D’autre part, Schumpeter ne se livre pas à une critique du capitalisme. Il est favorable à ce système. Quant à ce qu’il pense du socialisme, système vers lequel nous nous dirigeons selon lui, ce ne sera pas évoqué dans cet article, car l’analyse du socialisme par Schumpeter est très fouillée.
70 ans plus tard
Les mécanismes qui provoquent la disparition de l’entrepreneur peuvent être classés en trois catégories (qui sont de mon cru, Schumpeter n’ayant pas opéré cette classification). Les différentes causes influent les unes sur les autres. L’ordre dans lequel elles sont présentées n’est donc ni chronologique, ni graduel. (Les citations proviennent de Capitalisme, socialisme et démocratie, édition Payot, 1951, 1990.)
L’entrepreneur apparaît moins utile
Dans ces grosses sociétés, le progrès technique est mécanisé. Le rôle de l’entrepreneur comme apportant des ruptures n’apparaît donc plus aux yeux des populations employées dans ces grands groupes. D’autre part, dans un grand groupe, l’utilité du cadre institutionnel du capitalisme est perdue de vue. En effet, les dirigeants des grands groupes ne sont pas des entrepreneurs, juste des salariés. Les actionnaires ne sont pas non plus des entrepreneurs. Ils ont juste fait un placement. Ces deux catégories n’ont pas le même rapport de propriété à l’entreprise que l’entrepreneur.
Par ailleurs, au sein d’une grosse entreprise, ou même entre les entreprises, les relations sont de plus en plus normées, par des contrats types, ou des règlementations. La liberté de contracter, essence du capitalisme, est donc perdue de vue. Son utilité également par conséquent. Ainsi, l’évolution du capitalisme vers de grosses entreprises et plus de réglementation engendre une évolution où l’utilité de l’entrepreneur est moins visible, de même que les principes de propriété et de liberté de contracter.
Le capitalisme soutient ses opposants
Au contraire, le capitalisme soutient la liberté d’expression. Car, pour la classe bourgeoise, fondement du capitalisme, «les libertés qu’elle désapprouve ne sauraient être anéanties sans que soient également anéanties les libertés qu’elle approuve.» (p. 204) Ce principe laisse le champ libre aux "intellectuels", ceux qui sont des «professionnels de l’agitation sociale» (p. 198).
«Le groupe intellectuel ne peut se retenir de grignoter [les institutions], car il vit de ses critiques et il ne peut affermir sa position qu’à coup de banderilles; enfin, la critique au jour le jour des personnes et des événements doit, dans une société où rien n’est plus tabou, fatalement dégénérer en critique des classes et des institutions.» (p. 205) Ajoutons que le progrès capitaliste facilite la diffusion des critiques en la rendant moins onéreuse grâce aux progrès techniques, dans l’imprimerie et la radio notamment.
L’évolution des classes sociales
D’autre part, la bourgeoisie, pourtant issue du capitalisme, change également avec lui. Schumpeter cite ainsi la désintégration de la famille bourgeoise comme cause de disparition du capitalisme. On ne se met plus en couple forcément pour fonder une famille, avoir des enfants, et les obligations que cela suppose. Les bourgeois arbitrent entre les obligations familiales, qui exigent des sacrifices, et les plaisirs immédiats.
De même, le symbole de la famille bourgeoise, la maison bourgeoise, avec le train de vie correspondant, le personnel correspondant, est en voie de disparition. Les bourgeois préfèrent aller au restaurant, et habiter en appartement. (Schumpeter écrit dans les années 30, rappelons-le). Or, selon Schumpeter, l’homo oeconomicus étudié par les économistes est l’homme dont «les opinions et les volitions étaient modelées par un tel foyer et qui se proposait primordialement de travailler et d’épargner pour sa femme et ses enfants» (p 217, caractères en italique dans le texte).
La famille bourgeoise impliquait donc des besoins financiers élevés, et une vision à long terme. Les besoins financiers incitaient à entreprendre, la vision à long terme permettait de préserver les principes capitalistes, bénéfiques pour la société à long terme. La famille bourgeoise disparaissant, l’homo-œconomicus «cesse d’obéir à l’éthique capitaliste qui enjoignait de travailler pour l’avenir, que l’on fût ou non destiné à engranger la récolte.» (p.218)
Pourquoi l’efficacité du capitalisme ne le préserverait-il pas?
De plus, selon Schumpeter, le capitalisme ne peut être expliqué en termes simples, et il a une action bénéfique sur le long terme. Ce qui permet à des thèses simplistes et faisant des promesses à court terme de prendre l’ascendant au sein de la population.
Enfin, le capitalisme a permis d’améliorer considérablement les niveaux d’existence. Or, le progrès recèle une part d’insécurité, puisqu’il remet en cause des situations acquises. Il est facile d’utiliser cette insécurité pour jeter de l’huile sur le feu de l’agitation sociale.
Le conservatisme, socle du capitalisme ?
C’est un débat d’actualité, avec la notion de "libéral-conservateur", alors même que des libéraux classiques et des libertariens critiquent le conservatisme. C’est un axe de réflexion, qui ne sera pas développé ici car le sujet est vaste. On pourra avoir des éléments de réflexion dans le séminaire qu’Alain Laurent y a consacré, sous l’égide de l’Institut Coppet.
La mécanisation du progrès
Le magazine Enjeux-Les Echos a publié dans son édition de février 2011 un graphique montrant qu’en 1981, les entreprises de plus de 25 000 salariés concentraient 71% des dépenses de recherche et développement aux USA, contre 10% pour celles de moins de 5 000 salariés.
En 2005, la proportion est de 38% pour les entreprises de plus de 25 000 salariés, et de 39% pour celles de moins de 5 000 salariés. Aujourd’hui, de nouvelles entreprises provoquent toujours des ruptures. Les grosses entreprises l’ont compris et, toujours selon Enjeux-Les Echos, elles coopèrent avec elles plutôt que de les racheter.
L’hostilité envers le capitalisme
Ce courant de pensée n’a jamais été majoritaire. Le capitalisme a toujours été critiqué avec véhémence. Mais, son efficacité apparaissait comme indéniable. C’est donc l’aspect utilitaire qui a permis cette résurgence des défenseurs du capitalisme. Ensuite, la dernière crise financière, appelée aussi crise des subprime, a été vue comme une revanche à prendre par les anti-libéraux. Ils dénoncent le capitalisme comme responsable de cette crise.
Cependant, les politiques keynésiennes mises en place pour relancer l’économie se sont vite heurtée au plafond de la dette. Les théories anti-libérales se heurtent donc à nouveau à la réalité. Peu d’entre elles prône une nationalisation de l’économie, ce système ayant conduit à une catastrophe. Néanmoins, les idées dirigistes ont repris de la vigueur.
Cependant, aux USA, les politiques menées suite à la crise financière ont provoqué le mouvement des Tea Parties, qui réclame un retour aux sources des USA, avec moins d’Etat, plus de responsabilité individuelle.
Enfin, on ne peut passer sous silence l’adhésion des pays émergents au capitalisme. Là encore, ce n’est pas l’adhésion à une idéologie, mais c’est l’efficacité économique et sociale du libéralisme qui justifie ces politiques économiques. Même s’il faut souligner que des pays comme la Chine, ou encore plus l’Inde, ont encore beaucoup de chemin à parcourir pour être qualifiés de capitalistes. Mais c’est la direction qu’ils suivent.
La théorie de l’entrepreneur remise au goût du jour
Mais, le monde a aussi changé avec l’internet. Une théorie peut moins facilement dominer une société et faire taire ses opposants. Le mouvement des Tea Parties, assez informel, doit beaucoup à internet. En France, les libéraux commencent à s’organiser sur le web, avec par exemple, Contrepoints, l’Institut Turgot, l’Institut Coppet, ou l’Aleps par exemple.
Vladimir Vodarevski est économiste de formation. Il travaille actuellement dans le domaine de la fiscalité d’entreprise. Il tient un blog sur l’actualité économique.